I. — PAUL ET MOI

 

Je lui dis : « Tout le cheminement de la connaissance humaine consiste à aller de l’inconnu vers le connu en passant par l’énigmatique, qui nous semble d’abord incompréhensible. »
Un silence suivit.
« D’accord... Cela ne nous explique pas pourquoi nous sommes les seuls à comprendre ce qui s’est passé.
— Je ne le sais pas.
— Je me trompe ou tu t’en fous ? »
Je ne m’en soucie pas. Mais ce sont des nuances. Au fond, je ne me fous de rien, pour parler comme lui.
« C’est, comme toujours, le pourquoi des choses qui ne m’intéresse pas », dis-je, lentement. « Je ne m’intéresse pas au pourquoi des choses, mais...
— ... mais ?... »
Sa voix est coupante. Tout le monde cherche à coincer tout le monde sur cette planète.
Je rétrograde :
« Au fond, quelle importance. Cette femme a un mari ; d’accord ? Et toi, et moi, avons à des titres divers été témoins de l’idylle que le mari a vécu une aventure avec une jolie jeune femme...
— ... “ l’idylle ” !...
— Eh bien oui, laisse-moi m’exprimer avec mes termes. Tu as vu autre chose...
— Ça !
— Moi, c’est leur rencontre.
— Tu l’as déjà dit. »
Je me mets en veilleuse. À quoi bon ? Paul est vulgaire, il a vu la scène primitive, il a cru voir quelque chose de vulgaire que moi, avec mes façons raffinées de voir, raffinerais tant et plus. Se comprendre, c’est juste une question de langage :
« Ils se sont rentrés dedans », dis-je, pour nous mettre d’accord. Il rit.
« Alors, tu vois, tu sais parler normalement ! »
Il lève la main, il veut payer. Je le laisse faire, il est le genre d’individu à faire ça, engranger point après point sur son vis-à-vis. Je ne me préoccuperais plus de cet aspect des relations si les individus dans son genre ne se réduisaient pas à cela. Il paie, elle le regarde un peu comme un va-nu-pieds. Nous sortons.
« Alors », dit-il en affectant de parler machinalement, « tu me tiens au courant... »
C’est à moi de le tenir au courant. Les passants le considèrent, et cela davantage parce que son maintien l’indique : la formulation de sa demande vient de faire de moi son débiteur.
« Ça ne m’intéresse plus. Ce sont des racontars.
— Attends ! nous venons de parler une demi-heure de...
— Nous venons de perdre une demi-heure à nous mêler d’affaires qui ne nous regardent pas. Et lâche-moi la manche.
— Ah, c’est donc ça, tu te crois p’t-être meilleur que moi ?
— Mais pas du tout. Nous étions les deux seuls à les avoir vus, alors j’ai voulu te parler. Mais je t’ai dit ce qui m’intéresse dans le savoir.
— Ah oui ? Ta phrase ronflante, que d’ailleurs tu serais bien en peine de répéter ? »

II

Je me revois, très jeune, entrer dans cette librairie du 18 de la rue James-Fazy, Boutique Bariozka, et apprendre la phrase qui m’avait tant frappé lorsque j’avais parcouru le petit volume bleu. Par la suite, quand, voulant me la rappeler, je ne me souvenais plus des mots exacts, je retournais la lire dans la librairie. Puis, de longs mois durant, je la replaçai dans la conversation comme sans y penser, parce qu’elle exprimait mon projet de ma vie future, et que ce thème revenait assez souvent sur le tapis, en famille et entre amis. J’étais incertain du tour concret dont j’allais façonner ma vie, mais trouvais que la phrase exprimait mieux que je n’eusse su faire le cours que j’entendais lui donner et je m’estimais content de ce que la phrase existât. Comme elle exprimait avec clarté ce que je pensais, son éclat me ternissait. Lorsque je la citais, sans indication de nom d’auteur, à coup sûr quelqu’un se trouvait pour braquer sur moi les projecteurs de l’approbation générale et m’accuser de me parer de cette phrase comme des plumes d’un paon ; et si je protestais du fait que la phrase traduisait ma pensée, chose que forcément je faisais avec « mes mots », l’on s’égayait de ce que je fournisses là la preuve que la phrase était apprise et donc volée. Si, au contraire, j’annonçais que la phrase qui allait suivre, et qui décrivait si bien la voie que je me traçais, était de Vladimir Mézentsev, interloqué, l’on s’interrogeait sur l’identité de ce personnage inconnu ; si je disais que c’était un savant, le silence qui me faisait écho m’apprenait que personne ne le connaissait ; nous perdions complètement de vue ce qu’il disait ; mais encore, si j’insistais, répétant que cette phrase exprimait exactement ma pensée, les plus malicieux, suggérant qu’en l’absence de Vladimir Mézentsev on n’eût eu droit qu’à mon absence d’idées, me confondaient : les plus perfides, eux, devinant la nationalité de Vladimir Mézentsev, feignaient de me mettre en garde contre mon approbation du régime du Goulag, implicite aussi longtemps que je lirais « des écrivains comme ça », explicite dès que je ne lirais plus que « ça » ; quant au titre du livre où j’avais trouvé la phrase — Phénomènes étranges entre l’atmosphère et sur la Terre —, il était décrété ridicule et faisait rire. Je me souviens d’avoir résolu par la suite d’estropier la phrase, en la truffant d’hésitations et maladresses, si bien que, me l’étant de la sorte appropriée par un effet d’art et de masque, enfin mienne, elle cessa de me faire passer, selon les cas, pour un plagiaire, un snob, un agent rouge et un fauché ; désormais, personne ne redemandait à voir l’ouvrage que, faute de deux francs cinquante pour acheter le volume, je retournais lire chez la libraire. — En soi si bien écrite, du fait de m’être senti contraint dans ma jeunesse à la rendre imparfaite, j’ai mémorisé la phrase à jamais ; je puis donc, où je veux, quand je veux, les pieds en haut, la tête en bas, la resservir en lui gardant cet aspect ce justificatif de mon existence, jusqu’à l’heure où mon Créateur, me faisant le contempler dans Sa gloire, la fera rentrer dans l’oubli.

 

III

« “ Tout le cheminement de la connaissance humaine consiste à aller de l’inconnu vers le connu en passant par l’énigmatique, qui nous semble d’abord incompréhensible ” .
— Oh ! Un taxi ! Je file ; alors, tu me tiens au courant, promis ! »
Je le regarde « filer », comme il a si bien dit ; mieux qu’il ne le pensait, et je lui fais, en parfaite connaissance de cause du fait qu’il ne se retournera pas, d’amples signes amicaux de la main, pendant que son taxi remonte la rue des Alpes. Et je me dis que, dans cette histoire qui me préoccupe, je viens de perdre mon seul allié.

 

 

2. — MA FEMME ET MOI

 

I

Il y a d’abord eu ce livre absolument sublime paru en 1962 au Livre de Poche et directement écrit en français par son auteur gallois Dryfden Walsh, là-bas dans le rayonnage sous la lettre W, dédié à ses quatre amis « au service de la reine Elisabeth d’Anglettre [sic] » et tout le livre à l’avenant. Remarquable, pour l’époque.
Et maintenant, le film !
Je vérifie que ça enregistre.
« Tu pourrais au moins me répondre.
— Oui Katheirnes je t’écoute.
— Non tu n’écoutes pas.
— Écoute, il s’agit tout de même du film de Dryfden Walsh ! » — Et, justement !... « Viens vite ! »
...
« Qu’est-ce qu’il y a ? » me dit ma femme en entrant dans la pièce avec majesté ; assis par terre à trente centimètres de l’écran, je la vois s’essuyer théâtralement les mains dans un linge de cuisine, manière de dire, et pendant que tu s’amuses, je prépare le repas.
« Les éléphants... »

 

II

Comme dans le livre. Incroyable. Je n’en reviens pas. J’ignorais que Dryfden Walsh eût fait le film, comment savoir ? À son décès, on l’a trouvé, tout fait ; pour moitié, aide maçonnique, pour l’autre moitié, aide du ministère de la Guerre, comme on ne dit plus... Le début est le même que dans le livre ; en français aussi ; mais lu par lui, le résultat sonne adroitement anglais, quand il déclare : « Lorsque la Battle of Britain commence, celles et ceux qui n’eurent que vingt ans en août 14 n’en eurent jamais que quarante-six en août 40... — L’âge de Pénélope et d’Ulysse, de retour chez lui dans Ithaque assiégée par ces foutus prétendants. »
Et maintenant, les éléphants...
« Je reviens, je vais éteindre. »
À son pas précipité je sens qu’elle reviendra vite ; la revoilà :
« Tu ne m’avais pas dit...
— Je ne savais pas.
— Le même scène que dans le livre... »
Les éléphants s’avancent, la trompe enroulée autour d’une bombe.
« Les hommes et les femmes étaient devenus des animaux, nous nous terrions comme des souris sous les bombes ; des Indes, ou des cirques, on ne sait, des éléphants vinrent hanter les écrans des actualités pour nous montrer, en transportant des bombes que nous produisions pour l’avenir et pour la riposte, qu’ils avaient fait la paix avec les souris tant craintes. »
Dryfden Walsh avait tout inventé, a-t-on dû dire à la parution du livre ; en témoigne la phrase : « Ce que D. Walsh écrit ne s’est certainement pas produit tel quel comme il le raconte, mais son souffle épique [etcetera] », en quatrième de couverture ; mais la tournure que prenait cette phrase laissait prévoir le contraire : en effet, d’un souffle épique, pas le pet. C’était sobre et, oui, suranné à l’aune de la manière que l’on a d’écrire aujourd’hui : des mots courts, des verbes conjugués, des adverbes, de la ponctuation ; des angles, plutôt que des courbures.
« Alors, il va parler de Churchill comme d’un bouledogue », se rappelle Katheirnes.
Nous l’écoutons religieusement filer la métaphore qui va des souris aux éléphants et des loups au bouledogue. Il a cette lenteur enviable des artistes qui sont grands réellement. Nous retrouvons ce qu’il écrit des grandes oreilles des Gallois, de l’hystérie des moustaches dressées le matin au stick, du tremblement de la main si distinguée que donnent les cigarettes anglaises sans filtre, de la grandeur de l’Empire britannique qui n’est jamais plus esthétique que comparée à un grand voilier dans la tourmente, toutes voiles dehors parce que le capitaine est un gaillard et la jeune fille sous le pont une beauté. Il nous décrit la rue, il nous décrit l’usine, et là il nous les montre. Il est étrange de constater que le livre a précédé le film ; on jurerait que Drfden Walsh a d’abord assemblé les bouts d’actualités et de documentaires pour en tirer le film et, ensuite seulement, écrit le livre. Et puis je me prends à songer à l’âge de Walsh, né en 1894 : vingt ans en quatorze, quarante-six en quarante, soixante-huit en soixante-deux, quatre-vingt-huit en quatre-vingt-deux.
Nous demeurons silencieux. Les images entrent et trouvent à s’assembler à la vitesse de l’éclair à des phrases lues et crues oubliées.
Parfois nous interrompons notre silence parce que nous rions.
Beauté des avions de la RAF.


III

« Un enchantement », dis-je, à la fin du film.
« Tu admires trop vite, à la légère, — non, ne te justifie pas, je voudrais parler de tout autre chose. Égérie... »
J’attends. Mais Katheirnes ne dit rien. Je m’impatiente :
« Quoi encore, “ Égérie ” ? N’y en a-t-il plus que pour elle ? Je t’avertis, c’est exactement...
— ... ce qu’elle veut, oui. C’est une personne vide et pleine d’elle-même. Mais c’est ce qui fait qu’il faut parler d’elle. Il faut parler du Mal. »
Et nous nous couchons à une heure et demie, sans avoir avancé d’un pet.

[Fin du chapitre. Il est tiré de :
L. F...., l. M... e. l. M........ (2008).
Copyright François Jeandé.]