L’E...... — une nouvelle

CHAPITRE PREMIER

Ça y est, tout le monde est parti. Tout le monde est loin. Les voici partis derrière la colline. Ils ont demandé : « Pourquoi tu ne viens pas. » J’ai dit : « Pas l’envie. » « Pas l’envie tu parles », a dit quelqu’un. J’ai eu peur, eh ! bien, pas du tout. Je ne sais pas qui c’était, mais c’était dit en l’air. Il y a Berthe qui a dit quelque chose à propos de : « c’est de son âge » et ça aussi, c’était dit en l’air et pour se faire voir. Elle joue à la grande et ne manque pas une occasion pour me dire : « Au fond, tu devrais m’appeler tante Berthe », elle qui n’a que trois ans de plus que moi. Des airs, depuis qu’elle a ce chiard. Tous des airs depuis que.
Depuis que je sais penser.

 

II

Ils sont tous partis, à moi le cul des vaches. Je monte sur l’escabeau, tous sont partis.
Grisette. — Un peu de repos ; aah !
Pâquerette. — Mon paquet de gris ; aah !
Trompette...

 

III

Nous avions dit que nous n’en parlerions pas. Nous l’avions dit ! Nous l’avions tous dit, nom de Dieu.
Ne jure pas, s’il te plaît.
Je jure peut-être si je veux.
Sur le fond, t’a raison. Inutile de jurer.
Je jure quand je veux. Tout le monde ne parle que de ça.
Pour une histoire d’ombrelle.
Alors ça aussi, tout le monde le dit. Qu’est-ce que je vais dire samedi, tu peux me dire ?!
Samedi, personne ne t’en parlera.
Tout le marché ne parlera que de ça.
Mais tout le monde dira que c’était de son âge.
Pas le médecin.
On le laissera parler. Le curé aussi.
Le curé, je ne m’en fais pas.
Je serais moins affirmatif que ça.
« Affirmatif », c’est quoi encore pour un mot, ça.
Des mots nouveaux.
Ouais, ouais, longs, qu’on ne sait pas comment écrire, et on passe pour un pignouf.
Depuis quand tu veux les écrire les mots, toi ?
C’est ce vin qui n’est pas bon.
Alors, pourquoi tu le bois ?!
T’as raison. Mais le curé ne dira rien, tu sais bien...
Je sais bien. Mais la femme au médecin dit que c’est de son âge et qu’à la ville, ils se la coincent dans les barres des radiateurs. Et que les filles, tu sais ?
Ça fait bien rire, mais quand c’est ton gosse et samedi...
Mais tu n’iras pas et voilà. Les gens ne te verront pas et diront : « Il a honte » et samedi prochain, ils te reverront et n’y penseront plus. D’ailleurs ils annonçaient la pluie pour samedi. Faisons comme ça.
T’as peut-être raison.
Et arrête de boire. Après, t’auras les jambes qui sauteront durant la nuit, j’éprouve assez de peine à dormir comme ça.
« J’éprouve » !

 

IV

Mais il était mignon et tout. Je me faisais belle pour lui. Cela durait depuis l’été, comme il venait ! Puis cette saloperie. Tu ne saurais pas quelque chose contre ? Des infusions, je ne sais pas ? Des hormones, il paraît que c’est efficace mais que c’est tout sauf sain, non, quelque chose de naturel ? Il me faisait mal quand il entrait. « Atrophie vaginale », j’ai lu que c’est. Laid comme son nom l’indique. Oui, l’est comme son nom l’indique. L-a-i-d, pas l-a-i-t. — Mademoiselle ? Oui... — Et toi, qu’est-ce que tu fais maintenant ?
Les gosses vont rentrer de l’école.
Ah, oui. Ils vont bien ?
Il y a Bertrand qui ne travaille pas bien fort ces temps. Je ne sais pas quoi faire et.
Et Jacques ?
Il l’engueule.
Ce n’est pas...
Non, bien sûr, mais il n’est pas content.
C’est le travail ?
Non, c’est pas le travail, le travail, ça irait. Non, c’est un peu comme pour toi, la ménopause.
Attends. — Voilà, gardez le reste. — Et maintenant, tu sais, ce pauvre gosse, il a plein d’ennuis.
J’imagine.
Ils partaient. Ils sont revenus pour une ombrelle, ils l’ont trouvé pantalon baissé, debout sur une ombrelle...
Attends !
Sur un !
Pff-f-f !
Rhâ-oua-oua ! ! !
Elle est bien bonne !
Arrête ! Sur un escabeau...
« Debout sur une ombrelle »...

 

V

Mais c’est arrivé une fois...
Ça se peut, mais si c’est arrivé une fois.
Vous pourriez considérer son âge. À son âge...
À son âge on était des chauds lapins, pas des tordus. Ces vaches...
Bien sûr, un peu bizarre de sa part de.
Je ne parle pas de ça. Qu’il soit tordu, c’est une chose. Non, ces vaches...
Oui ?
Vous ne comprenez pas ?
Non.
Dans ce cas, je vais vous dire... Est-ce qu’on sait qui en voudra ?
Pourquoi ?! Ah ! Parce que... Vous croyez vraiment ?!...
Je ne crois rien.
Mais non...
Écoutez, je vais être franc. Imaginez que, ce soir, on vous sert un steak et qu’on vous dit : « C’est de la Grisette ! »
...
Vous avez compris ?
Bien sûr que j’ai compris.
Alors ? On vous met le steak devant vous et on vous dit : ...
J’ai compris, j’ai compris.
Vous voyez... Déjà que le prix au kilo n’est pas fameux.
Mais ça ne se sait pas !
Tu parles. Et puis ce n’est pas que ça.
Mais, concrètement ?
Hé ! bien, j’ai entendu des choses ça et là.
Pas aux infos, tout de même.
Au marché.
Parce que, au marché ?
Vous pouvez y aller.
Ils n’ont rien de mieux à parler que de ça ?
Pas mieux, mais enfin, ils en parlent aussi. Des choses remontent, et puis concernant le goût de la viande.
« Le goût de la viande », « des choses remontent », qu’est-ce que vous voulez dire ?
Mais, dans la famille.
Soyez plus clair.
Je ne veux rien dire du tout. Je n’écoute pas.
Vous n’écoutez pas ?
Comme ce n’est pas ma famille, et encore ; du côté de... enfin, je ne vais pas entrer dans les détails. Mais c’est loin.
Du côté de votre mère, ou du côté de votre père ?
Ni l’un ni l’autre.
Alors, là, expliquez-moi comment !
Ça vous regarde en quoi !!
Du calme, du calme, excusez-moi...
Des racontars. Seulement, les racontars, je ne sais pas si vous savez, il y en a qui sont toujours prêts à les écouter.
Bon, je vais vous faire une ordonnance, et vous allez tout de suite acheter ce que je vais vous donner à la pharmacie. Vous devez vous ménager, je vous le répète.
Avec ma femme, pas de danger.
Nous en reparlerons.
J’aime pas aller aux putes, et moi, mes vaches, je les respecte.

 

VI

Alors, tu as tout bien compris ?
...
Tu réponds au docteur, dis ?
Oui, M’sieur le docteur.
Il ne faut pas t’inquiéter. S’il fallait s’inquiéter, je te le dirais. — Je l’ai examiné, il est tout à fait normal, Madame.
Vous êtes sûr ?
Tout à fait sûr. Je ne dis pas que ça nous arrive souvent des cas comme votre fils, mais c’est dû au silence.
Nous aurions dû garder le silence.
Ce n’est pas ce que je dis.
Parce que vous n’êtes pas dans la situation, Docteur.
Enfin, vous savez bien, il est dans l’adolescence et plutôt bien bâti, c’est tout à fait normal, il a voulu s’amuser.
Mais on ne s’amuse pas comme ça !
Comment voulez-vous qu’il s’amuse, alors ?
...
Il a fait une bêtise. Ce n’est pas un malade. Il se mariera un jour et plus personne ne se souviendra ce tout cela, pas même lui.
Moi, je ne vais pas oublier. Je ne suis plus rassurée depuis que c’est arrivé. Peut-être il n’aimera jamais les jeunes filles. C’est mon unique enfant, je l’ai eu après tellement de difficultés, vous ne pouvez pas savoir.
Mais si. Je vous comprends très bien. Tout le monde vous comprends très bien...
Pas du tout ! Les gens le traitent de tordu ! Pas devant lui, bien sûr, n’est-ce pas, mon chéri... dans son dos. Quand il n’est pas là. Les gens sont tellement méchants.
Vous avez envisagé de l’envoyer quelque temps en Suisse allemande ?
Nous avons tout envisagé.
Vous devriez essayer. Parlez-en à votre mari.
Il n’est pas chaud.
Pourquoi ?
Des fois que là-bas ; vous comprenez ?
Pas très bien, mais nous en reparlerons à quatre yeux, si vous le voulez bien...
Des fois qu’il s’y remet avec les vaches parce que c’est plus fort que lui, tiens ! Ils seraient plutôt moins compréhensifs de l’autre côté ! Des fois qu’ils lui feraient, je ne sais pas quoi !
Mais non, maman...
« Mais non, maman, mais non, maman », qu’est-ce que t’en sais, toi. Mon chéri, mon chéri.
Si vous êtes d’accord...
Alors, oui, Docteur, encore merci, désolée d’avoir pris sur votre temps. Dis au revoir, toi.
Au revoir, Docteur.
Au revoir mon grand. Au revoir, Madame.
Allons-y. Nous passerons à la pharmacie tout à l’heure.
Est-ce que je pourrais ?...
C’est ça, j’irai seule, tu m’attendras au magasin de disques.
Par ici, s’il vous plaît.

 

VII

Il est combien ce disque, Monsieur ?
Tiens donc ! c’est toi, Stabulation Libre ?

 

VIII

Danser avec lui, tu veux plaisanter ?
Non pourquoi.
Pas ici, viens, je te paie un coca.
Des ragots.
Ce ne sont pas des ragots.
Ton coca, tu peux te le mettre où je pense.
Tout compte fait, t’as l’air d’une vache. Tu lui plairas.

 

IX

Ah !... là, je vois de qui tu veux parler, — oui, — oui... Non, alors, écoute, il est parti à la ville en... je ne saurais pas te préciser l’année, il y a de cela dans les trois quatre ans, mais écoute, tu m’en demandes trop, là, la raison... la raison, c’est qu’il y a du travail, oui, mais pour tous et tout le monde, là c’est une autre paire de manches et puis, maintenant que tu m’y fais repenser, je dirais qu’il avait comme qui dirait des difficultés à s’intégrer, si tu vois, par choix je pense ; toujours seul, jamais dans les endroits... les associations, si tu vois ; le bistrot, si tu veux, bien que j’y suis jamais, non : tu vois, moi, par exemple, je suis chasseur, eh ! bien lui, là ; jamais dans les bois, fini le travail, tu ne le revoyais pas. Sa mère est morte, il est parti, comme ça ! pas un adieu rien ! il avait vendu...
Comment on a su ?! Mais par un notaire, et puis les ouvriers et des ferblantiers pour les cheneaux ; c’était tout pourri, quoi... Maintenant, c’est des gens du village à côté, tu ne connais pas. Pour un bon prix, paraît. Un original.
Oh ! non, pas méchant, non, non, non. Pas méchant pour un sou. Spécial, oui. Spécial.
O-o-o-o-o-och ! mais je ne sais pas, moi : « spécial », c’est « spécial », quoi. C’est bien pour ça qu’on a ce mot : pour dire tout ce qu’on n’arrive pas à dire mais sur quoi on s’entend pour dire que c’est pas comme tout le monde.
Ah, non, pour le coup non, il n’était pas comme tout le monde, lui, mais quant à dire qu’il n’était pas normal, écoute, on ne savait pas bien, comme il se cachait. Tu comprends ?
Non, no, « cachait », je disais ça comme ça. Il ne se cachait pas, mais il vivait... à sa manière, sans nous. Parce que, pourquoi il t’intéresse ?
Ah, bon ?
Ah, bon. Non, non, jamais entendu parler de ce que tu dis. Tu me l’apprends. Ha, bien si j’avais su. Bon, ça explique. Alors, en ville il a dû être malheureux.
Ben, parce qu’en ville, il n’y a.
Ben oui, quoi, il n’y a que des chiens et.
Et toi la famille ça va ?

 

X

Mais dans le temps des choses pareilles n’arrivaient pas n’arrivaient jamais on ne savait même pas même dans les alpages dans les alpages eh bien jamais quand ils avaient le blues ils avaient l’accordéon la guitare ils chantaient ou ils non non non c’était si l’on veut bien peut-être un peu de famille parce que le père il y a de cela si longtemps qu’on peut bien le dire maintenant son père il était bien un peu taré des cheveux partout des poils plein comme un homme des bois quoi quant à la mère on ne disait rien mais quand il était question d’elle tout le monde se taisait parce qu’il y avait bien aussi quelque chose à en dire oh bien je n’ai jamais su quoi justement parce que comme on se taisait tu comprends et c’est en lisant le journal la nécro mais la petite qu’on ne paie pas personne n’aurait payé pour annoncer son décès tu penses bien que j’ai su j’ai téléphoné à droite à gauche ah mais pourquoi mais parce que quand j’étais jeune eh bien oui je le voyais je n’avais rien su je le trouvais plutôt mais en tout bien tout honneur pas mais on n’a pas mis longtemps à me mettre au courant ça m’a fait un choc il y a une chose qu’il faut que tu saches attends je vais te répondre là-dessus qu’il avait belle allure et l’œil noir honnête aussi question argent tout le monde était d’accord là-dessus et je peux te dire qu’il y a en a qui ont bien profité pour se faire payer des verres et quand il a vendu mais alors pour te répondre il était revenu oui personne n’en a rien su pourquoi mais je me le demande bien pourquoi le fait est que le fait est que qu’est-ce que tu veux que je te dise finalement le secrétaire de la mairie est le seul à en avoir pris connaissance et c’est un jeune enfin un jeune tu me comprends il avait sa petite retraite il a vécu avec il est mort et voilà mais alors oui j’aurais bien aimé le revoir et lui reparler mais alors pas de tout ça non pas de tout ça finalement ça nous regardait en quoi ça hein surtout maintenant quand on a l’âge qu’on a alors tu penses bien si on s’en fiche et puis maintenant on voit ça tout autrement on est plus comme dans le temps mais bien sûr alors non parce que tu vois j’aurais bien voulu lui rendre cet escabeau qui je le sais de source sûre vient de chez lui et comme il n’a pas dû lui rester beaucoup de souvenirs tout a été vendu quand il a vendu la maison je l’ai eu ben parce que je l’ai trouvé quand les nouveaux occupants de la ben oui devant la maison avec ce qu’ils jetaient parce que je le lui aurais rendu et parce que j’aurais quand même bien voulu savoir mais discrètement non que ce soit important naturellement peu importe et puis c’est loin à présent si ç’avait bien été celui sur lequel eh bien oui quoi tu vois celui-là que tu vois là mais oui regarde il ne va pas te mordre il y a les initiales de quelqu’un au fer pas les siennes évidemment entièrement fait à la main tu remarqueras sans un clou pas un seul regarde retourne-le regarde s’ils savaient travailler dans le temps si c’est fait avec amour

[Fin de la nouvelle intitulée L'E...... (2007)
Copyright François Jeandé])