M.. A.., M.. F......

Une Ode

Lorsqu'on n'habite pas au même endroit depuis sa naissance,
et que l'on revient visiter l'endroit que l'on a quitté pour > s'en aller vivre ailleurs
on ressemble à Ulysse, de retour à Ithaque :
on arrive, on retrouve l'endroit
tombé aux mains des prétendants.

J'ai abandonné ma ville à un certain moment de ma vie; >
quelle joie j'y retourne!
Je retrouve les rues, les arbres, les pavés,
les parcs, les eaux, les fontaines,
et dans les eaux les murmures
et sur les pavés les murmures
et dans les parcs les murmures
des nymphes, des fantômes et des dryades.

Ainsi, ma ville, lorsque j'y reviens
me rappelle tout,
je marche.
Salut! je marche
et les distances me semblent à peine des distances,
je vais d'un bon pas.
Je ne ressens pas la fatigue et pas la faim,
la faim, c'est nerveux,
on n'est pas nerveux quand on est et qu'on a été; je m'explique.

C'est Chamfort qui dit qu'on ne peut pas être et avoir été,
mais en disant cela, que dit-il sinon ceci : né à Paris, j'y > suis mort.
Il suffit qu'on ait vécu d'abord en un endroit durablement,
puis en un autre,
pour qu'en revenant dans le premier de ces deux endroits,
l'on ait été, et que l'on soit,
c'est ce qui m'arrive en revenant
je suis qui j'ai été
je suis un dieu.

J'ai quitté l'aéroport à pied
j'hésite : est-ce que je vais m'attabler à la terrasse d'un café,
sur les boulevards, ou bien visiter le musée;
café, musée; cela se vaut,
tintement de cuiller contre la tasse de café
ou beauté d'Apollon citharède au musée
c'est tout un
tout ce que je revois dans ma première ville
est un musée à ma gloire
un musée à ma mémoire
et s'il pleut des cordes il en est une qui résonne
à l'unison qui est celle de mon arc.

Je précise ceci
je ne reconnais personne
aucun de mes excellents amis d'autrefois
amis, nous l'étions vraiment,
nous ne saurions plus rien nous dire
nos entretiens d'autrefois sont ceux de toujours
rien qu'en les pensant, nous les tenons

quant aux autres
aussi longtemps que je chemine en reconnaissant tout, > reconnu de tout, mais sans reconnaître personne, et > sans personne pour me reconnaître
un état de grâce se prolonge en silence et le temps se fait léger,
de sorte que j'ai pour moi la transparence et l'incognito >
du parfait honnête homme,
comme en son temps lorsqu'il quittait son palais
Haroun al-Rachid.

Attendez, attendez. Je m'arrête.
Regardez-moi. Mon visage ne vous dit rien?

Inutile de le nier.

Si, bien sûr.
Dis-moi, toi.
Non, toi d'abord.
Oh, moi, tu vois... rien, toujours ici. / Tu es pressée? / Et toi. / Non. / Moi au fond, oui. / Dommage, parce que, je ne sais pas. / Qu'est-ce que tu ne sais pas?... / Comme ça. / Oh, je vois! Dis donc, tu n'as pas changé. /

Elle rit. Et ce rire! Un rien gras. J'adore et je reprends :

Sur ce plan-là, non plus. / T'es bien le seul. Oh, tu peux prendre ça comme un compliment. / Je le prends ainsi. / Ce ne sont plus des choses de notre âge, ces choses-là. / La preuve. Moins de deux minutes après nous être reconnus, nous en parlons. /

C'est vrai. / Et elle rit.

Je te trouve toujours aussi belle. / Impossible étant donné que j'étais vraiment belle. Offre-moi ton bras. Merci, maintenant, dis-moi. / Quoi. / Tu n'habites plus ici? / Non. / Je me disais bien. / Laisses-moi te poser une question à mon tour. L'autre (je ne me rappelle plus son nom)... / Il est mort, allons. Ton bras me fait l'effet d'être encore très solide. / Merci. Mes condoléances. Il est mort sur scène? / Oh, non, le plus simplement du monde, il ne pouvait plus en avant. J'ai cessé de monter sur les planches à mon tour, une fois qu'il était dessous, le pauvre homme. Oui, rions. / Oui. / Devinette : Nous marchons bras-dessus, bras-dessous : qui soutient qui? /

Nous rions. Des jeunes nous regardent.

En fait, tu habites où, maintenant?

Je le lui dis. Ça l'étonne.

Oh! le mer... je t'envie. Marié ou pas, en fait?

Je le lui dis. Ça ne l'étonne pas.

Tu viendras me voir? / Oh, seulement si je ne vous dérange pas. / Non bien sûr. Viens quand tu le veux. / Promis, tu me fileras l'adresse. / Entendu. / En fait, tu as bien fait de partir. Entre-temps tous sont morts et les autres, trop calmes. / C'était déjà trop calme dans le temps. / En fait, sais-tu quand nous nous sommes vus la dernière fois? / Bien sûr. Et par la même occasion permets-moi de te faire une remarque que je t'avais déjà fait ce soir-là. / Une remarque, ou un reproche? / Un peu les deux, et c'est de dire à tout bout de champ "en fait". / Oh! mais, c'est vrai, ça me revient. C'était une épidémie. Tout le monde disait "en fait" à tout bout de champ cette année-là. "En fait", "en fait", "en fait". Nous buvions un verre après une lecture et j'allais te dire comment je voyais ton texte, quand tu m'as dit : "Avant de poursuivre, s'il-te-plaît, arrête de dire "en fait" tous les vingt mots." /

Elle rit :

Tu disais, "ça me tue". / C'est vrai, je me souviens. À quelle occasion, déjà? / Une lecture, en 2004. / 2004... C'était mon roman. / Non. Une histoire d'arc et de flèches. En février. / Ça ne me dit rien.

Écoute, allons de ce côté-là. Je suis invitée... Attends. C'est une soirée privée chez des gens tout ce qu'il y a de bien. Musique et champagne, une dizaine de toiles de maîtres flamands, et feu de cheminée. Viens. Des gens bien, je te le promets. Nous nous rendons de menus services; il y a un médecin parmi nous, un banquier, un juriste, tous des gens très bien; moi, je leur récite un petit bout du répertoire. Je dirai que... je ne leur dirai pas qui tu es. / Dans ce cas, ça va. Je te suis. /

Là devant, te souviens-tu ce qu'il y avait?
Je crois m'en rappeler, c'était une poste.
C'est cela, une poste, tu as bonne mémoire. Et ta lecture, est-ce que ça te revient?
Je crois me rappeler. Février 2004, il me semble avoir lu un texte sur le 11 septembre...
Non, cela c'était la fois d'avant.
Dans ce cas, c'était la fois où j'ai rendu hommage à Daniel Renaud.
Je ne me rappelle pas de cela.
Si, je crois bien que c'était cette fois-là que je lui avais rendu hommage, parce que... Comment dire...
Au bout de quelques années que je le connaissais, je savais que je trouverais le style qui a été le mien depuis.
Je n'étais pas certain si j'allais le trouver, mais
ayant fait sa connaissance, je ne doutais plus de le trouver, parce que, rien qu'en l'imaginant lire ce que je récrivais, je le voyais baisser lentement son regard sur son beedie pour le rallumer, puis relever ses yeux bleus du coup fixes et me dire, en haussant lentement l'épaule droite, que..., que..., que..., et plus son épaule droite montait, moins c'était bon.

Pourquoi n'avoir pas choisi de lire un passage du roman que tu finissais?

Justement. Je désirais que nous vivions encore un peu seuls, les personnages de ce livre et moi. Je ne les défendrais pas le jour où ils buteraient sur l'hostilité des lecteurs et l'indifférence du public; je me l'étais promis. Je me souviens donc assez bien de cette lecture à présent. Le titre en était : Mon arc, mes flèches. On y avait jugé les thèmes développés trop savants. Ce n'était pas inexact. D'autre part, on avait jugé bizarre de m'entendre parler à la première personne du singulier et au présent, sans connexion possible à ma personne, étant donné que l'on m'y entendait me dire un dieu.

Cela, c'était gonflé, tu admettras.

J'ai parlé de moi au présent, mais l'espace et dans le temps dans lesquels je me situais me mettaient en relation directe avec un autre moi, ce qui faisait de moi un dieu en relation avec un autre dieu.

Je me souviens que c'était cela que la salle ne comprenait pas.

J'étais un archer. Je bandais mon arc. La flèche partait. Dès qu'elle quittait l'arc, l'autre dieu qui l'agrippait la portait en volant rapide comme l'éclair à la gazelle visée dans les flancs de laquelle il la plantait, la tuant sur le coup. Mais uniquement si je visais juste. Ce dieu ne pouvait pas frapper mortellement la gazelle, à moins que je vise juste, et cela qui tombe sous le sens faisait de moi un dieu. Non?

La salle préférait le paradoxe de Zénon.

Moi pas. J'avais écrit ce texte contre Zénon. Je n'aime aucun paradoxe. Il n'en est aucun qui ne soit une doxa.

Je me souviens d'autre chose.

Et qui serait?

Je me souviens, l'avant-veille de ta lecture, la terre a tremblé.

Mais oui, tu as raison. Le matin, la neige tombait. La terre a tremblé le soir. Cela dit, ma mémoire a bien baissé.

La mienne aussi. Je me souviens des événements du début du siècle, et, naturellement, de ceux de la fin du siècle précédent, mais j'ai beau chercher, ce qui m'est arrivé la semaine passée, c'est tout juste si j'arrive à me le rappeler au prix d'immenses efforts. Allons. Parlons de choses gaies.

Parlons des choses gaies du passé. J'adorais comme tu lisais mal. Il n'y avait que toi pour lire aussi mal. Et voilà, c'est ici.

Oui, je lisais mal. Alors, nous arrivons?

C'est au premier étage. Entre! Est-ce que tes genoux supporteront?...

Évidemment.

Attends, avant de sonner. Je doute que tu t'en souviennes, mais en buvant ce verre après ta lecture, je t'avais demandé quelque chose. Est-ce que tu t'en souviens?

Pas du tout.

Je t'avais demandé de me donner les pages du texte ayant trait à ce personnage qui était toi et qui était un dieu. Je t'avais dit que je voulais apprendre ce texte par coeur.

Et tu ne veux pas me faire croire que tu l'avais fait?

Non seulement cela, mais je voudrais que tu mettes au défi de le réciter devant les gens qui nous invitent et leurs invités.

Je ne peux pas...

Mais si. Je ne dirai pas qu'il est de toi, promis. Tu ne peux pas interdire à une vieille comédienne de réciter un texte qu'elle est sans aucun doute au monde seule à connaître? Je ne vais pas te dire quel texte j'avais l'intention de réciter devant ces gens, ce soir; tu récuserais le tien, le mien, le nôtre, oui, le nôtre. Un jour, cette flèche est partie de ton arc. Je l'ai portée jusqu'ici. Laisse-moi faire qu'elle frappe.

Je te laisse faire.

Merci.

 

Et devant les invités, elle dit :

 

Mon arc, mes flèches
je respire puissamment au fond
court déjà la gazelle

matin
j'aime le matin
froid
je défie le froid

je suis dieu
mon arc ma flèche
je marche
je bois
je ne perds pas mon temps

je salue les gens que je rencontre
ils savent que je ne les vois pas
je les salue parce que cela se fait
mais ils mourront et moi
je ne mourrai pas je suis dieu

ils me saluent
ils saluent dieu

quand je sors de chez moi loin devant
court la gazelle
il en est toujours ainsi
mes flèches mon arc
je suis dieu c'est ainsi

je ne l'ai pas toujours su
on me l'a dit
je ne l'ai pas cru
les sages me l'ont dit
je les ai cru
tous les matins depuis sur l'horizon
quand je bois mon lait caillé en marchant
court la gazelle
ou l'une ou l'autre
le corps droit
les pattes déjetées

je ne la verrai jamais de devant

c'est interdit.

hier est venue la femme
elle s'est arrêtée devant ma porte
je mangeais
elle m'a salué m'a demandé comment j'allais
bien merci et vous
bien merci
maintenant je savais
elle était repartie
mais l'ouverture de ma hutte avait changé
ma nourriture avait perdu tout son goût
c'est une femme mariée

n'empêche qu'elle sera là ce soir.

mon arc mes flèches il est midi
les bêtes en principe se cachent
une fois c'est un petit animal qui file
et ma flèche vole
une autre fois c'est une hyène
et ma flèche vole
il arrive que ce soit un lionne
ou un lion
alors rien.

Tu finiras dévoré par un lion
je les laisse dire ou
je leur dis cela ne fait pas mal ou
je leur dis qu'on est allégé de ce qu'il arrache
ou je leur dis que le lion est comme moi : herbivore
et que ce qu'il aime est la viande parfumée
la viande nourrie de viandes il vous la laisse
ils croient s'en tirer en se moquant
leur rire rappelle les rires de la hyène
même rire même plats
dis-moi ce que tu manges et
je te dirai qui tu es.

Hier elle est de nouveau venue me saluer
comment vas-tu merci et toi
je vais bien merci
son mari le sait je le sais
il la bat.

c'est le matin mon arc mes flèches
ma gazelle est là devant qui bondit
bonjour bonjour
ô ma joie
vole ma flèche vole
ô ma gazelle qui s'abat
je la porte ensuite à l'arbre et je la suspends
comme elle est belle
je me couche et je dors
je risque ma vie
je risque de me réveiller dévoré par les hyènes
c'est un risque que je prends.

hier elle est venue me dire bonjour et je lui ai dit
entre
elle a dit
j'entre
elle est entrée
les hyènes n'ont pas voulu de moi
je savais qu'elle entrerait
si elle ne s'était pas décidée
les hyènes n'auraient pas hésité
je n'avais pas cessé de penser à elle sous l'arbre où j'avais suspendu la gazelle
et cette pensée les a tenu au large
aucune hyène ne peut rien contre un dieu
est-ce que tu as mangé
non
as-tu faim
non
t'a-t-il battue
oui
viens.

mon arc mes flèches
ce ne sont pas les sages qui m'ont persuadé
c'est le vol de ma flèche
une flèche qui se perd est du travail
une flèche qui frappe est une communion
aucune de mes flèches ne se perd
elle part et vole et frappe
et, frappant, ne blesse pas mais tue
la vie de la gazelle éclate au bord de l'horizon
comme une bulle de salive à la commissure des lèvres d'un > nourrisson
d'autres blessent leur gazelle
et elle n'en finit pas de mourir comme une mouche n'en finit > pas de revenir à la commissure des lèvres d'un enfant
les archers qui tirent mal sont vils
le mari de cette femme tire comme ça
ensuite il rentre chez lui et bat sa femme
parce qu'elle vient s'agenouiller devant ma case
et passer la nuit près de mon arc, près de mes flèches.

ce soir elle est venue
elle a dit
il va te tuer
je lui ai dit oui
et lentement
parce qu'il tire mal
lorsqu'il viendra
je lui tirerai ma flèche dans l'oeil gauche
il me verra le regarder mourir de l'oeil que je lui laisserai
puis il mourra
tu seras libre
dieu t'entende elle a dit
je lui ai dit, c'est moi.

ce matin la gazelle bondissait à l'horizon
je me sentais malade
ainsi, cet homme est un sorcier
cet homme a bien caché son jeu
j'ai piqué ma peau de la pointe de ma flèche aux endroits que je sais
puis j'ai dormi
lorsque je me suis réveillé ma case était en feu
les serpents qui se cachent dans les chaumes se tordaient
c'était pitié
mon arc mes flèches
et je lui ai dit je te laisse une dernière chance
à mon retour mes voisins avaient éteint le feu
comme je m'y attendais, la femme n'est pas venue.

ce matin la gazelle marchait
la flèche a volé
elle a tiré à gauche et puis sur la droite
pan
les sages ont raison, mais ils ne savent pas tout ce que je sais
quand une flèche quitte l'arc elle ne sait où aller
l'archer n'est plus responsable de la flèche
elle part et va nulle part
elle est entre l'ongle du pouce et l'angle de l'index du dieu de > l'archer
je suis dieu mais sans ce dieu ma flèche n'irait nulle part
sans moi ce dieu n'aurait pas de flèche à mener entre son immense ongle du pouce et son immense ongle de l'index
quant à la flèche, sans nous deux dieux, elle resterait naturellement inerte
nous deux dieux sommes de même matière
celle qui me compose est très étroitement nouée
celle qui le compose l'est au contraire très lâchement
comme un habit et un filet
dans le drap peu de vide
dans la résille beaucoup de vide
et c'est pourtant le même fil
et ainsi de moi, dont la chair est tissée étroitement comme le fil du drap
et ainsi du dieu, dont la chair est tissée très lâchement comme le fil du filet
quand ma flèche part, elle part à gauche ou à droite
mais pan
elle abat la gazelle alors que mes concurrents
quand leur flèche part, elle part droit sur la gazelle
et elle tombe et se relève et boite et souffre
moi et mon dieu nous sommes d'accord
mes concurrents et le leur s'ils en ont un ne le sont pas
fastoche qu'on les retrouve dévoré par les hyènes
ils ne devraient pas quitter leur case
ils sortent de leur case et ils trichent
ils chassent à plusieurs
je retrouve leurs flèches qui se sont égarées
je retrouve leur gibier pantelant
ils ne disent jamais qu'ils ont blessé sans tuer
puis ils battent leur femme aussi méchantes qu'eux
sauf elle, un cas.

elle est venue cette fois je sais
elle ne s'est pas contentée de passer la nuit dans ma case
elle a râpé les boucles serrées serrées de son mitan contre moi
(j'ai poussé un gémissement car j'ai le gland sensible)
(il était grandement décalotté, immédiatement)
(depuis le temps qu'elle passait une fois oui)
(une fois non)
(la nuit chez moi)
la lune a fait qu'on se voit
elle sourit car elle dit
demain, demain
tu lui planteras ta flèche dans l'oeil
qui voit moins bien
pour que l'oeil avec lequel il voit mieux
te distingue nettement
je vais te dire lequel c'est
celui qui voit mieux c'est le droit
je tirerai dans le gauche
c'est bien
elle a dit
c'est bien
puis elle a dormi peut-être pour la première fois aussi bien depuis son enfance
et quand je suis rentré
je lui ai dit
c'est fait
elle m'a tendu mon bol de lait caillé
j'ai pris mon arc mes flèches
et nous sommes partis, tous quatre
elle et son dieu moi et le mien
devant nous
deux gazelles dansaient.

 

15.01.2004

 

[M.. A.., M.. F......, Une Ode,
date de 2004,
Copyright François Jeandé.]